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La musique du XX° siècle se trouve un nouvel allié

Rocco Zacheo

Le Lemanic Modern Ensemble s’affiche à Genève en ouvrant lundi sa première saison à la Comédie.

Remontons le cours du temps d’une décennie. À l’époque, l’idée du Grand Genève et des synergies transfrontalières que promettait ce concept territorial était dans la bouche et les esprits des décideurs. Economique et urbanistique avant tout, l’idée a connu parfois des déclinaisons inattendues, en générant par exemple des histoires culturelles discrètes mais solides. Celle du Lemanic Modern Ensemble en fait partie. Que raconte-t-elle ? Elle dit la passion d’une poignée de jeunes musiciens, leur attachement opiniâtre au répertoire musical du XXe siècle. Guidée à ses débuts par le percussionniste Jean-Marie Paraire, par le tromboniste Jean-Marc Daviet et, plus tard, par le chef d’orchestre William Blank, la formation a cheminé avec assurance des deux côtés de la frontière. Et elle est surtout parvenue à aimanter un public fidèle dans son havre originel, Annemasse.

Une identité transfrontalière

« Chaque concert attire une centaine de passionnés à l’Auditorium de la ville, souligne avec une petite fierté dans la voix le chef d’orchestre, qui assure aussi la direction artistique. Les événements que nous proposons constituent autant de moments privilégiés, d’occasions rares de se confronter à un répertoire peu ou pas joué outre frontière. Le public d’Annemasse est sans aucun doute moins gâté que celui de Genève, c’est peut-être pour cette raison qu’il manifeste autant d’enthousiasme. » Ce succès d’estime est d’autant plus significatif qu’il s’est enraciné dans un quartier sensible, classé comme tel il y a quelques années par le premier ministre français Manuel Vals.

Aujourd’hui, une nouvelle page s’ouvre dans l’histoire de l’ensemble. Elle s’écrira de ce côté-ci de la frontière, où les musiciens entendent affirmer davantage leur présence. L’opération de conquête en question se laisse observer sous des angles multiples. Sous celui de la dénomination de la formation, par exemple: appelée pendant de longues années Namascae (nom antique d’Annemasse), la formation a adopté le plus reconnaissable Lemanic Modern Ensemble. Plus important, elle inscrit aujourd’hui quatre de ses neuf productions annuelles au cœur de Genève, entre les murs de la Comédie. Comment a surgi l’idée de se faufiler dans ces lieux consacrés au théâtre ? Fondateur et ancien directeur de l’ensemble Contrechamps, Philippe Albèra préside aujourd’hui aux destinés de la nouvelle venue, où son expérience aidera à faire grandir l’ensemble: « La saison passée, nous avons participé à la création de Cassandre, spectacle mis en scène par Hervé Loichemol sur des musiques de Michael Jarrell. Cette expérience aboutie nous a donné envie de revenir plus durablement dans ces lieux. Le lundi étant relâche, nous avons trouvé là une porte d’entrée. »

Constitué de jeunes diplômés des Hautes Écoles de Musique de Lausanne (pour l’essentiel), mais aussi de Genève, le Lemanic Modern Ensemble va pouvoir ouvrir sa première saison en terre genevoise. Un pari et un ballon d’essai à la fois. Car, sous nos latitudes, l’offre en musique contemporaine ne souffre pas de pénurie. De multiples ensembles (Vortex, Vide, Eklekto…) ont su se profiler et occuper des niches précises, aux côtés de Contrechamps, qui, lui, fait figure de pilier incontournable. Pourtant, cette occupation des parcelles ne fait guère peur: « Je crois qu’il y a de la place pour tout le monde, note Philippe Albèra. Et de toute façon, une situation monopolistique qui consisterait à laisser le domaine contemporain à Contrechamps ne serait pas une bonne chose. Il ne faut pas oublier, par ailleurs, que le répertoire à disposition est vaste, et que cent ans et plus de créations musicales ont agrandi notablement le bagage. Enfin, personnellement je suis ravi si cette opulence d’acteurs permet d’écouter deux fois en deux ans une œuvre comme Melodien de György Ligeti, qui va être jouée ce lundi. Je ne considère pas cela comme du luxe, surtout si on pense aux pièces du répertoire plus ancien qui, elles, reviennent beaucoup plus régulièrement dans le paysage. »

Affiche hétérodoxe

La cohabitation entre formations serait donc non seulement possible, mais souhaitable. Pour la rendre viable, il faut encore se donner une identité artistique claire et une mission définie, tout en suscitant l’adhésion du public. Pour Philippe Albera, « il s’agit avant tout de rapprocher les mélomanes d’un certain répertoire, de certains compositeurs parfois éloignés dans le temps. Prenons le programme du premier concert, par exemple: on y rencontre Ligeti et son Melodien, mais aussi Mozart et ses trop rares Sei Notturni pour trois voix et trois cors de basset; on poursuit avec Webern et Cinq canons op.16 et on termine avec George Benjamin et son At first light. » Une affiche qu’on pourrait qualifier d’hétérodoxe. Ses contenus au premier abord disparates seront accompagnés par les commentaires de Philippe Albèra, qui aideront à définir les cohérences et les continuités entre les musiques convoquées.

Pour William Blank, une autre ligne artistique définit le postulat de départ: « Nous mettons aussi l’accent sur ces compositeurs classés dans une sorte de limbes, parce que trop modernes pour être joués par les orchestres traditionnels et pas assez avant-gardistes pour attirer le regard des ensembles spécialisés dans le contemporain. Je pense à des figures comme Olivier Messiaen, Luigi Dallapiccola ou Karol Szymanowski. » Cette mission élargira ainsi un peu plus le paysage musical genevois. Et – souhaitons-le – elle contribuera à combler le fossé qui s’est creusé ces dernières décennies entre musique contemporaine et grand public.

 

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