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Archipel de Genève une grande décade de création musicale

Bruno Serrou

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Retour à l’Alhambra voisin pour le concert suivant, qui a indéniablement constitué un véritable événement. L’on a même pu y croiser le directeur de l’IRCAM… Occasion d’entendre l’excellent Lemanic Modern Ensemble, formation genevoise fondée en 2007 par le compositeur vaudois William Blank. Pas moins de trois créations mondiales d’autant de grands compositeurs parmi les plus inventifs de notre temps, le Français Tristan Murail (né en 1947), et les Suisses William Blank (né en 1957) et Hanspeter Kyburz (né en 1960), ces derniers ayant trouvé une source d’inspiration dans la pensée spectrale initiée notamment par le premier, du moins au début de leur carrière.

Le concert s’est ouvert sur L’autre, concerto pour hautbois et ensemble en trois mouvements de Hanspeter Kyburz. Le soliste, l’excellent Matthias Arter, utilise deux sortes de hautbois, le hautbois en ut dans les mouvements extrêmes, fort volubiles et exaltant des aigus acérés, et le lupophon (qui descend quatre demi-tons plus grave que le heckelphon) dans le mouvement lent où l’on retrouve des climats du Crépuscule des dieux et de Parsifal de Richard Wagner. L’instrument soliste et l’ensemble instrumental jouent chacun dans leur jardin, sans pour autant chercher le conflit, le second devenant un tapis pour le premier dans le mouvement central avant que les deux retournent dans leur univers propre tout en s’écoutant. Une œuvre où l’on retrouve un Kyburz imaginatif, maître du son et de la couleur. A l’instar de Tristan Murail, qui signe avec Near Death Experience d’après « l’Ile des morts » d’Arnold Böcklin pour ensemble instrumental et vidéo une œuvre profonde et douloureuse, réalisée avec le vidéaste Hervé Bailly-Basin avec qui Murail travaille depuis plusieurs années.

Mais cette fois, c’est à partir de la vidéo que Tristan Murail a composé son œuvre nouvelle, collaborant avec lui comme un librettiste pour un opéra, lui demandant de raccourcir ou de rallonger telles ou telles séquences en fonction de sa musique. Les images aux colorations et aux flous dignes d’un tableau de maître suggèrent les terres arides et les murs fantomatiques du château de l’île des morts, ont été tournées dans le Luberon non loin de chez le compositeur mais font penser au palais des Atrides à Mycènes. Commençant dans un calme saisissant, la partition de Murail est d’une grandeur, d’une noblesse, d’une profondeur impressionnante. Elle touche au plus profond de l’auditeur, musique et images s’intégrant et se métamorphosant indépendamment l’une des autres, s’opposant, s’accordant et se synchronisant au gré du discours, tandis que le temps s’écoule sans que l’on y prenne garde, sa perception étant singulièrement altérée. Entourée de ces deux grandes œuvres, celle de Kyburz et celle de Murail, E la vita si cerca dentro di sé… pour mezzo-soprano et ensemble de William Blank, composée en 2015 et retravaillée en 2016-2017, est apparue plus contrainte et moins audacieuse.

L’œuvre met en musique deux poètes italiens que quatre siècles séparent, quatre poèmes du Tasse (1544-1595) et trois poèmes de Mario Luzi (1914-2005) qu’elle alterne. Trois instruments solistes, le piano, la harpe, la percussion émergent de l’ensemble qui présentent des figures musicales que les autres instruments reprennent et déploient à la façon d’un chœur, faisant écho et commentant le chant de la brillante soprano française Hélène Fauchère.[…]

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